L'oeuvre : résumé, Zola et Paris, Zola et Cézanne,...
Résumé de L’œuvre (Ce roman a été publié en 1886, c'est le 14ème de la série des Rougon-Macquart)
Le déjeuner sur l’herbe – Édouard Manet
L‘Œuvre nous plonge dans le Paris artistique du XIXeme avec ses salons et ses vendeurs de tableaux, mais aussi dans la misère de ses artistes dont le talent n’est pas reconnu. C’est à cette dernière catégorie qu’appartient Claude Lantier, peintre provençal venu à Paris chercher la reconnaissance de ses pairs. Sa peinture flamboyante, voire criarde, dérange, ses motifs incohérents et obscènes invitent au rire. Claude se situe en dehors des conventions de la peinture académique et voit ses tableaux rejetés du Salon. Il prône un art résolument réaliste qui serait une fenêtre sur la vie. Cette vision est partagée par un petit groupe d’amis qui l’entoure : Sandoz l’écrivain et ami d’enfance de Claude souhaitant retranscrire la réalité sociale et politique de son époque, Mahoudeau le sculpteur qui entretien une relation charnelle avec ses productions, Jory le journaliste critique d’art… Tous ces artistes sont plus ou moins confrontés à la misère et à l’incompréhension du public.
L’intrigue majeure de l’ouvrage repose sur la relation amoureuse qu’entretiennent Claude et Christine. Les deux amants s’installent à la campagne où la peinture laisse place à un amour passionnel. Mais Claude devient de plus en plus sombre et tourmenté. Le couple finit par revenir à Paris où Claude songe alors à peindre son œuvre, une perspective du port Saint Nicolas, mais sa nature nerveuse et perfectionniste le plonge dans des hallucinations qui lui seront fatales. Tout l’intérêt de l’ouvrage repose sur la réflexion de l’artiste face à son œuvre. Zola met en scène le doute, l’insatisfaction perpétuelle, « la souffrance abominable qu’est l’enfantement d’une œuvre » . Ces interrogations se transforment en de sombres tortures qui viennent hanter le cerveau névrosé de Claude.
Zola et Paris
Émile Zola est l'un des romanciers français les plus universellement connus, l'un des plus publiés et traduits dans le monde entier. Son œuvre principale reste la fresque romanesque des Rougon-Macquart.
Toute l'œuvre d'Emile Zola est pétrie de sa fascination pour Paris, où il est arrivé à dix-huit ans et qu'il ne quitte plus jusqu'à la fin de sa vie.
Il y a construit sa carrière, conduit ses campagnes littéraires et politiques. Il y a logé les intrigues de ses romans les plus lus - au point qu'on ne pense plus le Paris du XIXe siècle que par les yeux des personnages. Sa vision de Paris résulte d'une double expérience: ses divers domiciles, rive gauche puis rive droite, ses parcours d'une maison amie à une autre, du café au théâtre et au journal, mais aussi ses enquêtes pour ses romans, à la recherche d'un décor et d'une atmosphère. L’oeuvre compose douze bouquets de ses pages les plus vraies et les plus sensibles: paysages, personnages, métiers, mœurs, jouissances et tragédies, ce sont autant de prises de vues de Paris où il déploie une virtuosité inégalable dans l'art du cadrage et de la perspective.
Car le regard de Zola croise celui des peintres et des photographes. Manet, Renoir, Caillebotte, Steinlen, Béraud, Marville, Atget: l'œuvre du romancier n'a pas cessé de dialoguer avec celles des artistes les plus talentueux de son temps. Ce Paris de Zola ne pouvait pas manquer d'être aussi un Paris des "gens d'images" : un accord exceptionnel dont on mesure, de page en page, l'exceptionnelle diversité.
Intérêt autobiographique : Zola et Cézanne
Le roman est sa valeur autobiographique. Comment ne pas reconnaître Zola sous les traits de Sandoz et Paul Cézanne sous ceux de Claude. L’auteur nourrit son roman de l’amitié qui liait les deux hommes. On retrouve notamment la jeunesse provençale d’Emile et Paul, quand armés de plumes et de couleurs, ils battaient la garrigue à la recherche de motifs. Le roman fait aussi référence à l’éclatement du cercle impressionniste qui figure comme la fin de l’amitié entre Cézanne et Zola.
Dans l'ébauche de son roman, Zola écrit : "Avec Claude Lantier, je veux peindre la lutte de l'artiste contre la nature, l'effort de la création dans l'oeuvre d'art, effort de sang et de larmes pour donner sa chair, faire de la vie : toujours en bataille avec le vrai et toujours vaincu, la lutte contre l'ange. En un mot, j'y raconterai ma vie entière de production, ce perpétuel accouchement si douloureux ; mais je grandirai le sujet par le drame, par Claude qui ne se contente jamais, qui s'exaspère de ne pouvoir accoucher son génie et qui se tue à la fin devant son oeuvre irréalisée."
L'Oeuvre, roman de la peinture, est aussi une autobiographie d'Emile Zola. Arrivé à Paris à l'âge de dix-huit ans, le jeune provincial, qui voulait conquérir le monde avec sa plume, se désespérait de ne connaître que des peintres ; c'est pourtant parmi eux qu'il devait élaborer l'esthétique qui nourrira toute son oeuvre littéraire.
Dès 1860 en effet, il fait le tour des ateliers ; avec Cézanne, qui travaille à l'académie Suisse en 1862, il rencontre des artistes, tous vigoureusement opposés à la formation académique. Fantin-Latour, en 1870, le représente aux côtés de Manet dans Un atelier aux Batignolles et le terrible grenier de Claude dans L'Oeuvre ressemble fort à L'atelier de la rue de la Condamine où Bazille a voulu montrer les liens de chaude camaraderie unissant Zola et ses amis peintres : penché au-dessus de la rampe de l'escalier, le journaliste s'adresse à Renoir, négligemment assis sur une table, tandis que Maître, comme le musicien amateur qu'est Gagnière dans L'Oeuvre, est au piano ; debout devant le chevalet, Manet et Monet discutent avec le peintre qui tient encore sa palette et l'on retrouve accrochées au mur, ou posées contre la cloison, des toiles de Renoir, de Monet ou encore de Bazille lui-même. Comme le veut la théorie révolutionnaire de Claude, le soleil entre généreusement par la fenêtre ouverte sur les toits de Paris, "visit[ant] l'atelier de la flamme vivante de ses rayons" tandis que seul un pan de rideau, tout chatoyant de lumière, protège la toile des reflets parasites... Et c'est peut-être en mémoire de Bazille , disparu en 1870, que "le poêle rouge ronfl[e] comme un tuyau d'orgue" dans l'atelier de Claude, "reluis[ant] de propreté" depuis que Christine s'est installée avec lui. Transformé en véritable "salon" par les soins de la jeune fille, l'antre sauvage du peintre a l'élégance feutrée de cet Atelier de l'artiste où le poêle, chauffé au rouge, avec son immense tuyau bizarrement coudé, semble seul garder quelque chose de la bohème...
Comme Sandoz, Zola retrouve aussi ses amis peintres au café Guerbois, le café Baudequin dans L'Oeuvre. Lieux d'effervescence artistique, les cafés furent presque autant que les ateliers, des lieux de formation, des espaces de discussion où se forgeaient les convictions communes : le réalisme, avec Courbet, avait élu domicile à La Brasserie des Martyrs, à Montmartre, les élèves de Gleyre, qui fut le professeur de Monet, Bazille, Renoir et Sisley, se réunissaient au café Fleurus ; bref, depuis les années 50, chaque "école" avait son café et en faisait le quartier général d'une sorte de stratégie de conquête ; or en 1866, Manet, qui avait alors son atelier aux Batignolles, avait jeté son dévolu sur le café Guerbois, au numéro 11 de la Grande Rue des Batignolles, devenue aujourd'hui l'avenue de Clichy : "Le café Baudequin était situé sur le boulevard des Batignolles, à l'angle de la rue Darcet, écrit Zola. Sans qu'on sût pourquoi, la bande l'avait choisi comme lieu de réunion, bien que Gagnière seul habitât le quartier. Elle s'y réunissait régulièrement le dimanche soir ; puis, le jeudi, vers cinq heures, ceux qui étaient libres avaient pris l'habitude d'y paraître un instant". Manet, que tous voyaient alors comme un maître paraissait en fait presque quotidiennement au Guerbois, il y retrouvait Guillemet, Bracquemont, Bazille, Fantin-Latour, Degas ou Renoir et, quand ils s'échappaient de la banlieue où ils travaillaient sur le motif, Monet, Pissarro et Sisley, voire Cézanne quand celui-ci séjournait à Paris... A la fin des années 70, c'est le café de La Nouvelle Athènes, Place Pigalle, qui sera le café de prédilection de Manet et de Degas...
On ne s'étonnera donc pas que l'intrigue de L'Oeuvre soit ponctuée des conversations animées que Sandoz, Claude et leurs amis, échangent au café Baudequin, ou qu'ils viennent retremper leur enthousiasme au café de la Concorde quand l'adversité académique s'acharne contre eux. Si Gagnière parle de "guillotiner l'Institut" au sortir du Salon des Refusés, c'est que l'impressionnisme est né dans une atmosphère révolutionnaire dont témoigne cette Carmagnole de la peinture due à Guillemet : "Nous peignons sur un volcan, le 93 de la peinture va tinter son glas funèbre, écrivait-il en 1866 à l'un de ses amis, le Louvre brûlera, les musées, les antiques disparaîtront [...] aux armes, saisissons d'une main fébrile le couteau de l'insurrection, démolissons et construisons ! Courage frères. Serrons nos rangs, nous sommes trop peu pour ne pas faire cause commune,- on nous fout à la porte, nous leur foutrons la porte au nez." La même année, Zola, revendique lui aussi dans Mes Haines, un "93" esthétique décapitant "l'insolente royauté des médiocres". Comme Sandoz, il était en effet assidu aux réunions du Guerbois : ne faisait-il donc, en proférant ces propos incendiaires, que reprendre à son compte, comme le journaliste Jory dans L'Oeuvre, les idées qu'il entendait autour de lui ? Non sans doute ; car, toute son oeuvre en témoigne, il était effectivement convaincu que le naturalisme était à la littérature ce que Manet et l'École du Plein air étaient à la peinture. Il était également convaincu que tous les arts devaient marcher du même pas et que seul le nombre pourrait emporter la victoire.
"L'Oeuvre, où il a prétendu me dépeindre, n'est qu'une épouvantable déformation, un mensonge tout à sa gloire"
Selon Ambroise Vollard, mais, peut-on le croire ? Cézanne lui aurait dit :
"Il n'y a jamais eu de fâcherie entre nous. C'est moi qui ai cessé le premier d'aller voir Zola. Il était devenu un sale bourgeois"
Publié dans "Le Mercure de France" par Emile Bernard : Souvenirs sur Paul Cézanne
(...) C'était une intelligence fort médiocre , et un ami détestable; il ne voyait que lui; c'est ainsi que l'Oeuvre où il a prétendu me peindre, me dit Cézanne, n'est qu'une épouvantable déformation, un mensonge tout à sa gloire (..) Je retrouvais Zola à Paris. Il avait été mon camarade de collège, nous allions jouer ensemble au bord de l'Arc et il faisait des vers.(...)Donc, lorsque j'arrivais à Paris, Zola, qui m'avait dédié "La Confession de Claude" ainsi qu'à Bail (sic)*; un camarade mort aujourd'hui me présenta Manet. Je fus très épris de ce peintre et de son bon accueil, mais ma timidité naturelle m'empêcha de fréquenter beaucoup chez lui. Zola lui-même, aau fur et à mesure qu'il établissait sa réputation,devenait féroce et semblait me recevoir par complaisance; si bien que je me dégoûtais de le voir, et je fus de longues années sans le rechercher. Un beau jour, je reçus "l'Oeuvre". Ce fut un coup pour moi. En définitive, c'est un fort mauvais livre et complètement faux.(..)
Après la parution et la réception du livre, Cézanne écrivit une lettre froide de rupture à son ancien ami.
Choquée par cette lettre celle qui eut Cézanne et Alexis pour témoin à son mariage avec Zola, décrocha tous les tableaux de Cézanne et les porta dans son grenier à Médan. Était-ce sur les recommandations d'Emile Zola ?
L’intérêt autobiographique est lié à l'intérêt : psychologique
“L’oeuvre“ est le roman le plus autobiographique de Zola qui s’y est peint surtout à travers Sandoz, mais aussi à travers Claude.
Zola fit de Sandoz un parfait ami qui soutient constamment Claude et qui reçoit le jeudi ses amis artistes comme lui-même le faisait dans sa propriété de Médan. Ses déménagements successifs montrent son ascension sociale et son embourgeoisement. D’abord, en juillet 1862, dans son petit logement du quatrième rue d'Enfer qui se composait d'une salle à manger, d'une chambre à coucher et d'une étroite cuisine, il reçut Claude, Mahoudeau, Fagerolles, Gagnière, Jory, Dubuche. Puis, en novembre 1866, aux Batignolles, rue Nollet, dans un petit pavillon égayé déjà d'un commencement de bien-être et de luxe, il y avait, avec sa femme, Henriette, Claude, Jory, Gagnière, Mahoudeau, Dubuche, Fagerolles. Enfin, en novembre 1876, dans son appartement de la rue de Londres où ils ont de vieux meubles, de vieilles tapisseries, des bibelots, des lampes de vieux Delft, signes de son embourgeoisement après les premiers succès littéraires, où il reçoit en jaquette, tandis qu’Henriette porte une robe de satin noire, sont présents Claude et Christine, Jory et Mathilde, Mahoudeau, Gagnière ; Fagerolles s’est excusé ; Dubuche est absent (à cause de la maladie de sa fille) : on constate la présence des femmes, le lâchage de certains. Le menu ne montre aucun raffinement, mais Zola lui a donné son goût pour la bonne chère. L’atmosphère est à la gaieté, à la fraternité, à l’enthousiasme, aux espoirs. Ils sont heureux d’être amis, de vivre de la même idée, de marcher au feu ensemble. Cependant, Claude sent quelque chose se rompre, éprouve un malaise : «Il les sentait changés [...] Aujourd'hui la bataille commençait ; la fissure était là, la fente à peine visible qui avait fêlé les vieilles amitiés jurées.» Puis, sous les coups de l'évolution différente de chacun, des réussites et des échecs, des rivalités, des jalousies, des trahisons, du heurt entre le réalisme et l'idéal, c’est la débandade : «C'était le sauve-qui-peut, les derniers liens qui se rompaient dans la stupeur de se voir tout d'un coup étrangers, la vie les avait débandés [...] Ah ! la bande lamentable, quel bilan à pleurer après cette banqueroute du coeur.»
Par contraste avec Sandoz, Claude est un artiste à la personnalité fragile, aux tempéraments exacerbés. C’est qu’il est le fils de Gervaise et de Lantier, les alcooliques qu’on voit dans “L'assommoir”, le frère d'Étienne qu’on voit dans “Germinal” et de Jacques, l'assassin qu’on voit dans “La bête humaine”, le demi-frère de Nana, la prostituée. Fils de Gervaise, il « gardait seulement au coeur la plaie secrète de la déchéance de sa mère que des hommes mangeaient ou poussaient au ruisseau. » Il est marqué par son hérédité sur laquelle Zola insiste lourdement pour expliquer son comportement qui fait de lui un génie névrosé : « Il s'affolait davantage en s'irritant de cet inconnu héréditaire qui parfois lui rendait la création heureuse et parfois l'abêtissait de stérilité.» - « Sans doute il souffrait dans sa chair, ravagé par cette lésion trop forte du génie, trois grammes en plus ou trois grammes en moins, comme il disait, lorsqu'il accusait ses parents de l'avoir si drôlement bâti. » - «Le déséquilibre des nerfs dont il souffrait, le détraquement héréditaire qui pour quelques grammes de substance en plus ou en moins, au lieu de faire un grand homme allait faire un fou.» Du fait de cette hérédité, son fils Jacques sera hydrocéphale.
Son tempérament est sans cesse écartelé entre le spleen et l'idéal. Sa sensibilité est exacerbée : « De cette fièvre chaude, il était tombé dans un abominable désespoir, une semaine d'impuissance et de doute, toute une semaine de torture.... » Il connaît des accès de violence, lacère des toiles : « Quand la toile lui revint, il prit un couteau et la fendit » - « Le poing avait tapé en plein dans la gorge de l'autre, un trou béant se creusait là. Enfin, elle était donc tuée ! »
Il est un artiste et, selon Zola, l'artiste constitue un être à part au même titre que le prêtre, la prostituée et l'assassin. Il est le vrai artiste pour qui l'art est une religion à laquelle il a tout sacrifié : « Quand il s'agit de cette sacrée peinture, j'égorgerais père et mère. » Perfectionniste, sa recherche du chef-d'oeuvre l'empêche de terminer ses toiles : « Il ne savait pas finir ; son impuissance recommença. » La mort de son enfant lui fournit le sujet de son tableau, ‘’L'enfant mort’’, qui traduit son désespoir, son obsession de la mort. Le rétrécissement du cadre révèle son impression d'étouffer.
Il ne voit dans ses modèles que la représentation de la Beauté ; si, pour les besoins de son art, il fréquente des modèles aux moeurs assez libres (Irma Bécot), dans la vie privée, il est très chaste et timide avec les femmes. Cependant, s’il est reconnu par ses pairs, il demeure incompris du public auquel il lance : « Ris donc, ris donc grande bête jusqu'à ce que tu tombes à nos genoux. » et lui-même puisqu’il a déclaré : «Avec Claude, je veux peindre la lutte de l'artiste contre la nature, l'effort de la création dans l'oeuvre d'art, effort de sang et de larmes pour donner sa chair, faire de la vie. En un mot, j'y montrerai ma vie intime de production, ce perpétuel accouchement si douloureux...» Il est «le précurseur qui sème l'idée sans récolter la gloire.» Sandoz essaie de le réconforter : «Regarde, tu devrais être fier, car c'est toi le véritable triomphateur du salon cette année. Il n'y a pas que Fagerolles qui te pille, tous maintenant t'imitent, tu les as révolutionnés depuis ton “Plein air” dont ils ont tant ri....Regarde ! en voilà encore un de Plein air, en voilà un autre, et ici et là-bas, tous, tous !... l'art de demain sera le tien, tu les as tous faits. » Mais Claude rétorque : « Qu'est-ce que ça me fout de les avoir faits, si je ne me suis pas fait moi-même. »
Est-il un génie ou un fou? À cause de son tempérament, ses amis qui, au début le considéraient comme leur maître, finissent par le lâcher, le considérant « un fou qui s'entêtait depuis quinze ans, un orgueilleux qui posait pour le génie, un raté, un impuissant, un incapable, un grand toqué ridicule qu'on enfermera un de ces quatre matins. » Sa peinture traduit son drame personnel. Sa première toile, ‘’Plein air’’, est une grande toile qui traduit son enthousiasme, son appétit de vivre. Il devient ainsi le novateur génial de l'école de ‘’Plein air’’. Il se livre à des recherches sur les couleurs, sur la lumière.
Quinze ans plus tard, copié par Fagerolles dont le tableau est applaudi par le public, il connaît le « tourment du précurseur qui sème l'idée sans récolter la gloire ». Doué d’une lucidité prémonitoire : « Je préfère peindre et en mourir. » - « Oui, ce devait être cela le détraquement héréditaire qui au lieu de faire un grand homme allait faire un fou. », il va de la folie au suicide.
Son échec est double : à la fois sur le plan artistique et dans sa vie privée. L’artiste « ne savait pas finir », souffrait d’une « impuissance » chronique, son perfectionnisme l'empêchant de se satisfaire : il vise à chaque fois la perfection du chef-d'oeuvre jusqu'au moment où, dans un accès de colère et de découragement, il se met à lacérer sa toile. Son échec se lit aussi dans la déchéance matérielle, l'existence misérable dans son atelier de la butte Montmartre, son impossibilité à communiquer y compris avec Christine et le suicide final : « Claude s'était pendu à la grande échelle, en face de son oeuvre manquée [...] la Femme rayonnait avec son éclat symbolique d'idole, la peinture triomphait, seule immortelle et debout. »
Christine est « la sensuelle pudique, si ardente à l’amour, les lèvres gonflées de cris, et si discrète ensuite, si muette sur ces choses, ne voulant pas en causer, détournant la tête avec des sourires confus. Mais le désir l’exaltait, c’était un outrage que cette abstinence. » (page 346). Mais elle accepte de poser nue pour Claude qui est désespéré de ne pouvoir terminer la femme de son tableau. C’est qu’elle l’aime jusqu’à se sacrifier. Mais, si elle garde longtemps une gentillesse complaisante, une résignation un peu falote, à la fin, elle laisse éclater son exaspération, se rebelle.
On peut considérer comme un personnage le tableau, avec lequel l’artiste est uni comme avec une femme (et qui rend jalouse Christine), qui le fait souffrir, car il voudrait atteindre la perfection, qui le domine jusqu'à le pousser au suicide.
L'intérêt du roman est artistique - documentaire
Le roman offre un tableau de Paris où l'action se déroule essentiellement. Claude (comme de nombreux peintres impressionnistes et comme Zola) est «un artiste flâneur amoureux de Paris». Les paysages urbains privilégiés et de nombreuses fois décrits dans le roman sont les quais de la Seine, l'île de la Cité, l'île Saint-Louis et la butte Montmartre.
Le chapitre II évoque l'enfance et la jeunesse de Pierre Sandoz, de Claude Lantier et de Dubuche, les trois amis inséparables, qui s’est passée en Provence, à Plassans. C’est en réalité Aix- en-Provence.
‘’L'œuvre’’ est surtout une enquête sur le monde des arts. Zola consacrant chaque tome des ‘’Rougon-Macquart’’ à l'étude d'un milieu consacra celui-ci au milieu artistique entre 1860 et 1880. Pour ce faire, il s'est servi de ses souvenirs personnels parce qu'il a été à la fois l'acteur et le témoin privilégié de cette révolution artistique, mais il a aussi réuni dans ses carnets d'enquête une documentation abondante, surtout sur les techniques de la peinture et de la sculpture.
Il s’intéressa au travail de l'artiste. À plusieurs reprises, il décrit Claude au travail dans son atelier ou sur le motif. Zola a l'expérience des séances de pose, car il a servi de modèle à ses amis peintres (voir son portrait par Manet).
Il est allé en repérage sur les lieux privilégiés par les peintres de cette époque : les bords de Seine à Bennecourt (auxquels Cézanne, Daubigny, Monet, ont consacré plusieurs toiles), Paris, l'île Saint-Louis, les quais de la Seine, la butte Montmartre (voir les nombreuses descriptions de Paris qui sont autant de tableaux impressionnistes).
Il décrivit les Salons qui, chaque année, constituent le temps fort de la saison artistique. Zola leur a consacré deux chapitres, le chapitre V qui est consacré au Salon des Refusés créé par les peintres contestataires non admis au Salon officiel décrit au chapitre X. Il y excella à saisir les ambiances, les réactions négatives ou enthousiastes du public, à traduire les tendances nouvelles, à mesurer l'évolution des mentalités.
Au Salon des Refusés de 1863, est accroché le tableau ‘’Plein air’’ : «C'était comme une fenêtre brusquement ouverte dans la vieille cuisine au bitume, dans les jus recuits de la tradition, et le soleil entrait et les murs riaient de cette matinée de printemps ! La note claire de son tableau, ce bleuissement dont on se moquait, éclatait parmi les autres. N'était-ce pas l'aube attendue, un jour nouveau qui se levait pour l'art?»
En 1876, au Salon officiel, Fagerolles présente avec succès ‘’Un déjeuner’’, qui est simple plagiat du tableau de Claude. Les mêmes qui avaient hué celui-ci saluent avec enthousiasme le tableau de Fagerolles : «Deux grosses dames, la bouche ouverte bâillaient d'aise [...] Il y avait des émerveillements béats, étonnés, profonds, gais, austères, des sourires inconscients, des airs mourants de tête. Alors Claude s'oublia, stupide devant ce triomphe.»
Le monde des artistes est divisé sur la conception de l'art par une véritable querelle des Anciens et des Modernes. Les Anciens s'arcboutent sur la tradition, la mythologie à la façon de la Vénus de Cabanel préférée à l'Olympia de Manet. «Des cadres d'or pleins d'ombre se succédaient, des choses gourmées et noires, des nudités d'atelier, toute la défroque classique, l'histoire, le genre, le paysage, trempés ensemble dans le même cambouis de la convention.» Claude et ses amis au contraire veulent révolutionner l'art et l'adapter à leur époque : «Maintenant il faut autre chose [...] il faut peut-être le plein air, une peinture claire et jeune, notre peinture à nous, la peinture que nos yeux d'aujourd'hui doivent faire et regarder.» Ce faisant, ils inventent l'impressionnisme.
De plus, il faut compter avec les rivalités et les jalousies personnelles, les succès parfois immérités des uns, les échecs parfois injustes des autres, les plagiats. Cela donne lieu parfois à des tractations sordides comme lorsque Fagerolles fait admettre Claude au Salon par charité.
Zola fait découvrir aussi le marché de l'art, car c’est à cette époque qu’il devint spéculatif, et le vieux Malgras, amateur éclairé, est évincé par Naudet, le spéculateur qui investit dans l'art non pour l'esthétique, mais pour la plus-value espérée : «Il ne s'agissait plus du vieux jeu, de la redingote crasseuse et du goût si fin du père Malgras. Non, le fameux Naudet [était] un spéculateur, un boursier qui se moquait radicalement de la peinture. Il apportait l'unique flair du succès, il devinait l'artiste à lancer, celui dont le talent menteur allait faire prime sur le marché bourgeois.»
On peut donc se demander si ‘’L’œuvre’’ est un roman à clés, s’il n’y a pas un peintre réel qui se cache sous Claude. Zola a emprunté des traits ou des épisodes isolés à la carrière de plusieurs de ses amis peintres.
Celui auquel on pense d’emblée est Paul Cézanne qui a passé son enfance à Aix-en-Provence avec son ami, Zola. De façon semblable, Claude a passé son enfance à Plassans où il était lié d'amitié avec Sandoz. Comme Cézanne et Zola, Claude connaît des années difficiles à Paris au début de sa carrière. Les premières toiles de Cézanne furent, elles aussi, refusées au Salon. Il n’a été reçu au Salon officiel qu’en 1882. Or Zola a porté des jugements sur l'oeuvre de Cézanne qui se sont faits plus sévères au fil des années. En 1877 : «Les toiles si fortes de ce peintre peuvent faire sourire les bourgeois, elles n'en indiquent pas moins les éléments d'un très grand peintre. Le jour où Paul Cézanne se possédera tout entier, il produira des oeuvres tout à fait supérieures.» En 1880 : «M. Cézanne, un tempérament de grand peintre qui se débat encore dans ses recherches de facture.» En 1896 : il distingua «les parties géniales d'un grand peintre avorté». Aussi Cézanne, à la lecture de “L'oeuvre”, s'est-il reconnu dans le personnage de Claude et n'a-t-il pas apprécié d'être décrit comme un génie avorté, un peintre impuissant. La publication du livre a terni une amitié de quarante ans entre Zola et Cézanne.
Mais le tableau “Plein air” de Claude dont voici la description : «C'était une toile de cinq mètres sur trois... dans un trou de forêt, aux murs épais de verdure, tombait une ondée de soleil ; seule, à gauche, une allée sombre s'enfonçait avec une tache de lumière, très loin. Là sur l'herbe, au milieu des végétations de juin, une femme nue était couchée, un bras sous la tête, enflant la gorge ; et elle souriait, sans regard, les paupières closes, dans la pluie d'or qui la baignait. Au fond, deux autres petites femmes, une brune, une blonde, également nues luttaient en riant, détachaient, parmi les verts des feuilles, deux adorables notes de chair. Et, comme au premier plan, le peintre avait eu besoin d'une opposition noire, il s'était bonnement satisfait, en y asseyant un monsieur, vêtu d'un simple veston de velours...» (page 33) fait songer à celui d’Édouard Manet, “Le déjeuner sur l'herbe” qui fut montré au Salon des Refusés de 1863, et fit un scandale à celui que provoque la toile de Claude. Pour l’évocation qu’il en fait, Zola s’est servi de ses propres souvenirs, ayant probablement visité le Salon des Refusés en compagnie de Cézanne : «On ne comprenait pas, on trouvait cela insensé... voilà la dame a trop chaud, tandis que le monsieur a mis sa veste de velours de peur d'un rhume... les chairs sont bleues, les arbres sont bleus, pour sûr qu'il l'a passé au bleu, son tableau ! Ceux qui ne riaient pas entraient en fureur : ce bleuissement, cette notation nouvelle de la lumière semblaient une insulte [...] “Plein air”, ce fut autour de lui une reprise formidable des cris, des huées... plein air, oh ! oui plein air, le ventre à l'air, tout en l'air, tra la laire ! Cela tournait au scandale [...] la foule grossissant exprimant toute la somme d'âneries, de réflexions saugrenues, de ricanements stupides et mauvais que la vue d'une oeuvre originale peut tirer à l'imbécillité bourgeoise.» (pages127-128). Si Zola l’amplifia dans de grandes proportions en accentuant le burlesque, il ne trahit pas la réalité de l’accueil qui fut fait au ‘’Déjeuner sur l’herbe’’. Le premier motif du tollé fut ces femmes nues auprès d’hommes en jaquettes. On raconte que l’impératrice, en passant devant le tableau, détourna les yeux. On ne tolérait les nymphes dévêtues en peinture que dans les toiles à sujets mythologiques ou allégoriques. Ici, la jaquette, la cravate, la canne et les chaussures de marche des compagnons de ces deux charmantes créatures dissipaient toute équivoque sur la liberté de moeurs qui présidait aux divertissements du quatuor. La facture n’était pas moins audacieuse. Sur une construction classique, se détachait un rendu authentique des chairs, mates, légèrement bronzées comme dans la réalité ; et, surtout, des notes éclatantes de couleurs : les bleus lumineux, les indigos, les jaunes clairs, l’association des noirs et des gris détachés à l’emporte-pièce pour valoir l’un par l’autre, dans la transparence verte de la lumière verte des feuilles, sans rien qui en atténuât la complexe harmonie. La peinture moderne naissait de cette désinvolture.
Les tableaux de Manet et de quelques autres ont encore suscité, aux Salons de 1865 et de 1866, que Zola a également vus et commentés, les mêmes réactions qu’en 1863. Les comptes rendus satiriques et les caricatures de la petite presse exprimaient eux aussi, à leur manière, l’incompréhension du public, avec des plaisanteries identiques à celles que suscite ici “Plein air”.
Zola a dit de Manet, qui a fait son portrait et l'illustration de “Nana”, qu’il était «le coeur le plus net, celui qui a montré la personnalité la plus fine et la plus originale.»
Le romancier s’est inspiré aussi de Claude Monet qui, comme Claude Lantier, fit des recherches sur les variations de la lumière, peignant des séries : “La cathédrale de Rouen”, “Les meules” et, plus tard, “Les nymphéas”, qui souffrit et persista dans un labeur forcené. La dernière toile de Claude peut faire penser aux “Déchargeurs de charbon” de Monet. Ont apporté d’autres éléments d’autres peintres de l’école d'Argenteuil : Pissaro (pour Zola, «un des trois ou quatre peintres de ce temps»), Fantin-Latour (Zola est présent dans sa toile “Un atelier aux Batignolles”), Bazille, mais aussi Jonkind, Renoir, Gustave Moreau (qui aurait inspiré, dans la dernière toile symboliste de Claude, «la troisième [femme], toute nue, à la proue, d'une nudité si éclatante qu'elle rayonnait comme un soleil.»)
Ces éléments, Zola les a concentrés artificiellement pour créer une destinée définie depuis longtemps comme tragique, en conformité avec l’intention générale de la série des ‘’Rougon-Macquart’’. Ainsi, Claude est un personnage composite inspiré par des peintres réels, mais qui demeure un personnage de fiction.
Avec Claude, Zola fit le portrait d'un de ces artistes maudits dont les exemples sont nombreux (Baudelaire, Nerval, Verlaine, Van Gogh) et dont le talent n'a été reconnu qu'après leur mort.
Le roman suit aussi l’évolution du romancier Pierre Sandoz, meilleur ami de Claude Lantier. Elle est directement calquée sur celle même de Zola. Il lui prêta ses traits, sa vie et ses idées. D'après le portrait de Zola à vingt-deux ans peint par Cézanne, et la description physique de Sandoz : «un garçon de vingt-deux ans très brun à la tête ronde et volontaire, au nez carré, aux yeux doux dans un masque énergique, entouré d'un collier de barbe naissante», on remarque une grande ressemblance physique entre eux.
De plus, leur vie sont pratiquement semblables. Ils sont tous deux originaires de Provence, Zola vient exactement d’Aix-en-Provence, alors que Sandoz vient de Plassans (ville imaginaire que Zola situe en Provence et qui ressemble beaucoup à Aix). Ils partagent des souvenirs d'enfance, de leur fièvre de littérature et d'art, de leur romantisme d’alors : «Et nos tendresses, en ce temps-là, étaient avant tout les poètes [...] nous avions des livres dans nos poches [...] Victor Hugo régna sur nous [...] un de nous apporta un volume de Musset.» - «Sandoz avait toujours dans sa poche le livre d'un poète.» Leur père est décédé dans leur jeunesse (Sandoz fut le fils d'un réfugié espagnol qui était à la tête d'une papeterie), laissant leur pauvre mère dans une situation financière très difficile : «Le père de Sandoz [...] était mort [...] laissant à sa veuve une situation si compliquée.» La vie fut difficile avec sa mère à Paris où il fut employé à la mairie du Ve arrondissement mère souffrit d'une paralysie lente : «La mère de Sandoz [...] souffrant d'une paralysie lente», puis ne pouvant subvenir à leurs besoins, ils sont, avec leur mère, montés à Paris afin d’y trouver du travail : «Elle s'était réfugiée avec son fils, qui la soutenait d'un maigre emploi», ce que fit également Zola. Ensuite, Sandoz démissionna de son maigre emploi pour entrer dans le journalisme, tout comme Zola : «Il s'était lancé dans le journalisme. Il y gagnait plus largement sa vie [...] Le journalisme n'est qu'un terrain de combat.» (chapitre VI). À la suite de cette augmentation de salaire, Zola quitta la rive gauche, comme Sandoz : «Il venait d'installer sa mère dans une petite maison des Batignolles». La description de la maison de Sandoz est celle, très exacte, de son petit pavillon rue de la Condamine. Il donna au chien de Sandoz le nom de son propre chien qu'il eut en 1870 : Bertrand. La mère de Zola mourut en octobre 1880, et celle de Sandoz en 1875 à l'automne également. Puis il entra dans la carrière littéraire, mettant la même ardeur au travail que Zola dont la devise était «Nulla dies sine linea» («Pas un jour sans une ligne»). La dernière phrase du roman, prononcée par Sandoz, est «Allons travailler.» Il a, comme Zola, la volonté de renouveler la littérature : «Lui aussi se désespérait d'être né au confluent de Balzac et de Hugo». Zola fit même de Sandoz le porte-parole de son naturalisme : lui-même percevait la vie comme «un mécanisme et une somme d'énergies, tandis que la matière s'emplit d'un souffle vital. Le résultat est un panthéisme général fondé sur une prise en considération des forces de la vie et du mouvement», son personnage l'exprime ainsi : «Ah, que ce serait beau, si l'on donnait son existence entière à une oeuvre, où l'on tâcherait de mettre les choses, les bêtes, les hommes, l'arche immense [...] bien sûr, c'est à la science que doivent s'adresser les romanciers, elle est l'unique source possible.» Son projet de romancier est celui même de Zola : «Ah ! que ce serait beau si l'on donnait son existence entière à son oeuvre, où l'on tâcherait de mettre les choses, les bêtes, les hommes, l'arche immense [...] le grand tout, sans haut ni bas, ni sale, ni propre. Bien sûr, c'est à la science que doivent s'adresser les romanciers et les poètes.» Il veut «étudier l'homme tel qu'il est non plus le pantin métaphysique, mais l'homme physiologique déterminé par le milieu. Il affirme : «La philosophie n'y est plus, la science n'y est plus, nous sommes des positivistes, des évolutionnistes.» Son oeuvre sera, elle aussi, une saga en plusieurs romans : «Je vais prendre une famille, et j'en étudierai les membres, un à un, d'où ils viennent, où ils vont [...] D'autre part, je mettrai mes bonshommes dans une période historique déterminée ce qui me donnera le milieu et les circonstances [...] une série de bouquins, quinze, vingt bouquins...» (chapitre VI), ce qui définit évidemment ‘’Les Rougon-Macquart’’. Et, de même que, pour chacun de ses ouvrages, Zola se livra à une enquête préparatoire, «Sandoz avait des notes à chercher pour son roman». Comme Zola, il ne craint pas «les audaces de langage», a la conviction que «tout doit se dire, qu'il y a des mots abominables comme des fers rouges, qu'une langue s'est enrichie de ces bains de force et surtout l'acte sexuel. Qu'on se fâchât, il l'admettait aisément, mais il aurait voulu qu'on lui fît l'honneur de comprendre et de se fâcher pour ses audaces non pour les saletés imbéciles qu'on lui prêtait.» Il connut bien des inquiétudes : «Si tu savais ! si je te disais dans quels désespoirs, au milieu de quels tourments ! moi que l'imperfection de mon oeuvre poursuit jusque dans le sommeil ! moi qui ne relis jamais mes pages de la veille de crainte de les trouver si exécrables que je ne puisse trouver ensuite la force de travailler.» (chapitre VII) - «Eh bien moi, je m'accouche avec les fers [...] mon Dieu, que d'heures terribles dès le jour où je commence un roman ! [...] le travail a pris mon existence, peu à peu il m'a volé ma mère, ma femme, tout ce que j'aime....» (chapitre IX). La publication de son premier roman fut l’occasion d’«un égorgement, un massacre, toute la critique hurlant à ses trousses...» (chapitre VII). Mais une des théories de Zola était que les créateurs rencontrent au début de leur carrière une forte résistance ; il prétendait que c'était une règle absolue, sans exception ; Sandoz la formule ainsi : «L’'insulte est saine, c'est une mâle école que l'impopularité, rien ne vaut, pour vous entretenir en souplesse et en force, la huée des imbéciles.» Mais vinrent enfin les succès : «L'écrivain venait de publier un nouveau roman [...] il se faisait enfin autour de ce dernier, cette rumeur du succès qui consacre un homme...» (chapitre XI).
La ressemblance de Zola et de Sandoz tient aussi à la présence dans “L’oeuvre” de deux personnages qui représentent des amis d’enfance : Claude Lantier, qui rappelle Paul Cézanne, et Dubuche, qui rappelle Baille. Après l'échec de “Plein air”, Claude «s'enfuit» à Bennecourt, localité sur les bords de la Seine, facilement accessible en chemin de fer, où Zola fit lui-même plusieurs séjours en 1866 avec Cézanne, où il loua une maison et où il revint tous les ans jusqu’en 1871 (et où il retourna peut-être pour la préparation de ‘’L’œuvre’’) et qui est proche d'Argenteuil, de Vernon, de Giverny, lieux fréquentés par de nombreux peintres impressionnistes en particulier de Claude Monet.
Zola avait bien prévu mettre dans “L'oeuvre” : «Ma jeunesse au collège et dans les champs. Baille, Cézanne. Tous les souvenirs de collège : camarades, professeurs, quarantaine, amitiés à trois. Dehors, chasses, baignades, promenades, lectures, familles des amis. À Paris, nouveaux amis. Arrivée de Baille et de Cézanne. Nos réunions du jeudi. Paris à conquérir, promenades. Les musées.»
L’œuvre a également un intérêt littéraire et philosophique
Le roman est marqué par de magnifiques descriptions où Zola lui-même se fait peintre. Se détachent en particulier la beauté et la puissance des pages (100-105) qui sont consacrées à la description de Paris : «Notre-Dame, colossale et accroupie entre ses arcs-boutants, pareils à des pattes au repos, dominée par la double tête de ses tours, au-dessus de sa longue échine de monstre» (page 101)
Le roman est une apologie du travail dont la vertu est affirmée dans la dernière parole du roman, prononcée par Sandoz après l'enterrement de Claude : «Allons travailler».
Le roman s’interroge sur la création artistique qui est vue comme une mystérieuse alchimie entre la vie et l'imagination. Pour Zola est véritablement artiste celui qui renouvelle notre regard sur le monde. Il a avec son oeuvre des relations véritablement charnelles.
L’oeuvre d'art, couronnée par le chef-d'oeuvre, symbolise une certaine victoire de l'être humain sur le temps et la mort. Si l'artiste est mortel, l'oeuvre est immortelle.
Mais est montré le danger du rêve : il coupe de la réalité ; il ne peut que conduire à la désillusion, voire à la mort, ceux qui s'y laissent aller, comme Claude Lantier, qui préfère à sa femme bien réelle la figure du tableau qu’il peint.
Et ‘’L'œuvre’’, roman de l'échec, impose une vision pessimiste. Certes, Sandoz réussit, mais il a sacrifié sa vie pour «accoucher son oeuvre avec les fers» ; Fagerolles obtient la célébrité, mais il a trahi l'idéal de sa jeunesse ; Dubuche a le courage et la lucidité d'avouer : «J’ai raté ma vie» comme l’ont fait Mahoudeau, Chaine et, surtout Claude.
Lecture de L’œuvre à travers quelques tableaux
Il paraît évident que Zola s'est inspiré de quelques tableaux réels pour reconstituer les batailles et les recherches de la génération impressionniste. L'objectif est de confronter quelques pages de Zola à quelques tableaux du musée d'Orsay. Commencer la projection par Un atelier aux Batignolles de Fantin-Latour. Zola y est représenté aux côtés entre autres de Manet et de Renoir et l'Atelier de l'artiste de Bazille, toile dans laquelle Zola est présent. Cela confirme les nombreuses amitiés de Zola dans le monde de la peinture ; par ailleurs, Zola a souvent posé pour Manet ou Cézanne. Un excellent commentaire sur les goûts de Zola en peinture, ses activités de critique d'art accompagnent le tableau de Fantin Latour. Continuer la visite virtuelle par Le Déjeuner sur l'herbe de Manet. Confronter le tableau à la description de la grande toile Plein Air de Claude. Le commentaire insiste sur la révolution artistique et le scandale créés par cette toile emblématique d'une nouvelle façon de peindre. L'écho de cette "bataille" autour de Plein Air se retrouve dans les pages de Zola consacrées au Salon des Refusés. Le récit du cédérom d'Orsay fait le point sur l'histoire de la peinture : le Salon officiel, le Salon des Refusés à partir de 1863, les salons impressionnistes à partir de 1874, le Salon des Indépendants, puis les expositions réservées à un seul artiste à la fin de leur vie comme Monet et Cézanne. La modernité de la "nouvelle peinture" apparaît de façon flagrante dans la confrontation de deux tableaux exposés la même année. La Vénus de Cabanel représente la tradition académique et mythologique et obtint un grand succès au salon officiel de 1864. Elle fut acquise par l'empereur Napoléon III. En revanche, L'Olympia de Manet déclencha les quolibets et heurta les partisans de la morale traditionnelle. Pour illustrer, la période de Claude à Bennecourt, des tableaux comme La Pie de Manet ou La Seine à Argenteuil, traduisent la nouvelle vision de la nature des peintres du Plein Air.Un récit accompagnant le tableau de Manet montre l'évolution du traitement du paysage par les peintres de l'école de Barbizon puis les impressionnistes. L'impressionnisme privilégie l'étude de la lumière et de ses reflets dans l'eau. Le tableau de Van Gogh Nuit étoilée sur le Rhône (même s'il est postérieur à la publication de l'Oeuvre) reprend ces jeux de la lumière et de l'eau souvent traités par ses maîtres impressionnistes.
Claude comme la plupart des peintres de cette époque revendique la modernité, les nouveaux sujets inspirés par le chemin de fer comme La Gare Saint Lazare de Monet. Par ailleurs, à l'exemple des écrivains naturalistes, les peintres s'intéressent aux "basses classes", aux gens modestes comme Les Raboteurs de parquet de Caillebotte. Ce qui caractérise cette époque, c'est la constante recherche picturale par exemple autour des variations de la lumière sur le même paysage. Cela nous adonné les séries de Monet sur les "Cathédrales de Rouen". On retrouve les mêmes préoccupations chez Claude dans son observation de l'île de la Cité à différentes périodes de l'année, à différentes heures de la journée.
(Source: )
Le déjeuner sur l’herbe – Édouard Manet
L‘Œuvre nous plonge dans le Paris artistique du XIXeme avec ses salons et ses vendeurs de tableaux, mais aussi dans la misère de ses artistes dont le talent n’est pas reconnu. C’est à cette dernière catégorie qu’appartient Claude Lantier, peintre provençal venu à Paris chercher la reconnaissance de ses pairs. Sa peinture flamboyante, voire criarde, dérange, ses motifs incohérents et obscènes invitent au rire. Claude se situe en dehors des conventions de la peinture académique et voit ses tableaux rejetés du Salon. Il prône un art résolument réaliste qui serait une fenêtre sur la vie. Cette vision est partagée par un petit groupe d’amis qui l’entoure : Sandoz l’écrivain et ami d’enfance de Claude souhaitant retranscrire la réalité sociale et politique de son époque, Mahoudeau le sculpteur qui entretien une relation charnelle avec ses productions, Jory le journaliste critique d’art… Tous ces artistes sont plus ou moins confrontés à la misère et à l’incompréhension du public.
L’intrigue majeure de l’ouvrage repose sur la relation amoureuse qu’entretiennent Claude et Christine. Les deux amants s’installent à la campagne où la peinture laisse place à un amour passionnel. Mais Claude devient de plus en plus sombre et tourmenté. Le couple finit par revenir à Paris où Claude songe alors à peindre son œuvre, une perspective du port Saint Nicolas, mais sa nature nerveuse et perfectionniste le plonge dans des hallucinations qui lui seront fatales. Tout l’intérêt de l’ouvrage repose sur la réflexion de l’artiste face à son œuvre. Zola met en scène le doute, l’insatisfaction perpétuelle, « la souffrance abominable qu’est l’enfantement d’une œuvre » . Ces interrogations se transforment en de sombres tortures qui viennent hanter le cerveau névrosé de Claude.
Zola et Paris
Émile Zola est l'un des romanciers français les plus universellement connus, l'un des plus publiés et traduits dans le monde entier. Son œuvre principale reste la fresque romanesque des Rougon-Macquart.
Toute l'œuvre d'Emile Zola est pétrie de sa fascination pour Paris, où il est arrivé à dix-huit ans et qu'il ne quitte plus jusqu'à la fin de sa vie.
Il y a construit sa carrière, conduit ses campagnes littéraires et politiques. Il y a logé les intrigues de ses romans les plus lus - au point qu'on ne pense plus le Paris du XIXe siècle que par les yeux des personnages. Sa vision de Paris résulte d'une double expérience: ses divers domiciles, rive gauche puis rive droite, ses parcours d'une maison amie à une autre, du café au théâtre et au journal, mais aussi ses enquêtes pour ses romans, à la recherche d'un décor et d'une atmosphère. L’oeuvre compose douze bouquets de ses pages les plus vraies et les plus sensibles: paysages, personnages, métiers, mœurs, jouissances et tragédies, ce sont autant de prises de vues de Paris où il déploie une virtuosité inégalable dans l'art du cadrage et de la perspective.
Car le regard de Zola croise celui des peintres et des photographes. Manet, Renoir, Caillebotte, Steinlen, Béraud, Marville, Atget: l'œuvre du romancier n'a pas cessé de dialoguer avec celles des artistes les plus talentueux de son temps. Ce Paris de Zola ne pouvait pas manquer d'être aussi un Paris des "gens d'images" : un accord exceptionnel dont on mesure, de page en page, l'exceptionnelle diversité.
Intérêt autobiographique : Zola et Cézanne
Le roman est sa valeur autobiographique. Comment ne pas reconnaître Zola sous les traits de Sandoz et Paul Cézanne sous ceux de Claude. L’auteur nourrit son roman de l’amitié qui liait les deux hommes. On retrouve notamment la jeunesse provençale d’Emile et Paul, quand armés de plumes et de couleurs, ils battaient la garrigue à la recherche de motifs. Le roman fait aussi référence à l’éclatement du cercle impressionniste qui figure comme la fin de l’amitié entre Cézanne et Zola.
Dans l'ébauche de son roman, Zola écrit : "Avec Claude Lantier, je veux peindre la lutte de l'artiste contre la nature, l'effort de la création dans l'oeuvre d'art, effort de sang et de larmes pour donner sa chair, faire de la vie : toujours en bataille avec le vrai et toujours vaincu, la lutte contre l'ange. En un mot, j'y raconterai ma vie entière de production, ce perpétuel accouchement si douloureux ; mais je grandirai le sujet par le drame, par Claude qui ne se contente jamais, qui s'exaspère de ne pouvoir accoucher son génie et qui se tue à la fin devant son oeuvre irréalisée."
L'Oeuvre, roman de la peinture, est aussi une autobiographie d'Emile Zola. Arrivé à Paris à l'âge de dix-huit ans, le jeune provincial, qui voulait conquérir le monde avec sa plume, se désespérait de ne connaître que des peintres ; c'est pourtant parmi eux qu'il devait élaborer l'esthétique qui nourrira toute son oeuvre littéraire.
Dès 1860 en effet, il fait le tour des ateliers ; avec Cézanne, qui travaille à l'académie Suisse en 1862, il rencontre des artistes, tous vigoureusement opposés à la formation académique. Fantin-Latour, en 1870, le représente aux côtés de Manet dans Un atelier aux Batignolles et le terrible grenier de Claude dans L'Oeuvre ressemble fort à L'atelier de la rue de la Condamine où Bazille a voulu montrer les liens de chaude camaraderie unissant Zola et ses amis peintres : penché au-dessus de la rampe de l'escalier, le journaliste s'adresse à Renoir, négligemment assis sur une table, tandis que Maître, comme le musicien amateur qu'est Gagnière dans L'Oeuvre, est au piano ; debout devant le chevalet, Manet et Monet discutent avec le peintre qui tient encore sa palette et l'on retrouve accrochées au mur, ou posées contre la cloison, des toiles de Renoir, de Monet ou encore de Bazille lui-même. Comme le veut la théorie révolutionnaire de Claude, le soleil entre généreusement par la fenêtre ouverte sur les toits de Paris, "visit[ant] l'atelier de la flamme vivante de ses rayons" tandis que seul un pan de rideau, tout chatoyant de lumière, protège la toile des reflets parasites... Et c'est peut-être en mémoire de Bazille , disparu en 1870, que "le poêle rouge ronfl[e] comme un tuyau d'orgue" dans l'atelier de Claude, "reluis[ant] de propreté" depuis que Christine s'est installée avec lui. Transformé en véritable "salon" par les soins de la jeune fille, l'antre sauvage du peintre a l'élégance feutrée de cet Atelier de l'artiste où le poêle, chauffé au rouge, avec son immense tuyau bizarrement coudé, semble seul garder quelque chose de la bohème...
Comme Sandoz, Zola retrouve aussi ses amis peintres au café Guerbois, le café Baudequin dans L'Oeuvre. Lieux d'effervescence artistique, les cafés furent presque autant que les ateliers, des lieux de formation, des espaces de discussion où se forgeaient les convictions communes : le réalisme, avec Courbet, avait élu domicile à La Brasserie des Martyrs, à Montmartre, les élèves de Gleyre, qui fut le professeur de Monet, Bazille, Renoir et Sisley, se réunissaient au café Fleurus ; bref, depuis les années 50, chaque "école" avait son café et en faisait le quartier général d'une sorte de stratégie de conquête ; or en 1866, Manet, qui avait alors son atelier aux Batignolles, avait jeté son dévolu sur le café Guerbois, au numéro 11 de la Grande Rue des Batignolles, devenue aujourd'hui l'avenue de Clichy : "Le café Baudequin était situé sur le boulevard des Batignolles, à l'angle de la rue Darcet, écrit Zola. Sans qu'on sût pourquoi, la bande l'avait choisi comme lieu de réunion, bien que Gagnière seul habitât le quartier. Elle s'y réunissait régulièrement le dimanche soir ; puis, le jeudi, vers cinq heures, ceux qui étaient libres avaient pris l'habitude d'y paraître un instant". Manet, que tous voyaient alors comme un maître paraissait en fait presque quotidiennement au Guerbois, il y retrouvait Guillemet, Bracquemont, Bazille, Fantin-Latour, Degas ou Renoir et, quand ils s'échappaient de la banlieue où ils travaillaient sur le motif, Monet, Pissarro et Sisley, voire Cézanne quand celui-ci séjournait à Paris... A la fin des années 70, c'est le café de La Nouvelle Athènes, Place Pigalle, qui sera le café de prédilection de Manet et de Degas...
On ne s'étonnera donc pas que l'intrigue de L'Oeuvre soit ponctuée des conversations animées que Sandoz, Claude et leurs amis, échangent au café Baudequin, ou qu'ils viennent retremper leur enthousiasme au café de la Concorde quand l'adversité académique s'acharne contre eux. Si Gagnière parle de "guillotiner l'Institut" au sortir du Salon des Refusés, c'est que l'impressionnisme est né dans une atmosphère révolutionnaire dont témoigne cette Carmagnole de la peinture due à Guillemet : "Nous peignons sur un volcan, le 93 de la peinture va tinter son glas funèbre, écrivait-il en 1866 à l'un de ses amis, le Louvre brûlera, les musées, les antiques disparaîtront [...] aux armes, saisissons d'une main fébrile le couteau de l'insurrection, démolissons et construisons ! Courage frères. Serrons nos rangs, nous sommes trop peu pour ne pas faire cause commune,- on nous fout à la porte, nous leur foutrons la porte au nez." La même année, Zola, revendique lui aussi dans Mes Haines, un "93" esthétique décapitant "l'insolente royauté des médiocres". Comme Sandoz, il était en effet assidu aux réunions du Guerbois : ne faisait-il donc, en proférant ces propos incendiaires, que reprendre à son compte, comme le journaliste Jory dans L'Oeuvre, les idées qu'il entendait autour de lui ? Non sans doute ; car, toute son oeuvre en témoigne, il était effectivement convaincu que le naturalisme était à la littérature ce que Manet et l'École du Plein air étaient à la peinture. Il était également convaincu que tous les arts devaient marcher du même pas et que seul le nombre pourrait emporter la victoire.
"L'Oeuvre, où il a prétendu me dépeindre, n'est qu'une épouvantable déformation, un mensonge tout à sa gloire"
Selon Ambroise Vollard, mais, peut-on le croire ? Cézanne lui aurait dit :
"Il n'y a jamais eu de fâcherie entre nous. C'est moi qui ai cessé le premier d'aller voir Zola. Il était devenu un sale bourgeois"
Publié dans "Le Mercure de France" par Emile Bernard : Souvenirs sur Paul Cézanne
(...) C'était une intelligence fort médiocre , et un ami détestable; il ne voyait que lui; c'est ainsi que l'Oeuvre où il a prétendu me peindre, me dit Cézanne, n'est qu'une épouvantable déformation, un mensonge tout à sa gloire (..) Je retrouvais Zola à Paris. Il avait été mon camarade de collège, nous allions jouer ensemble au bord de l'Arc et il faisait des vers.(...)Donc, lorsque j'arrivais à Paris, Zola, qui m'avait dédié "La Confession de Claude" ainsi qu'à Bail (sic)*; un camarade mort aujourd'hui me présenta Manet. Je fus très épris de ce peintre et de son bon accueil, mais ma timidité naturelle m'empêcha de fréquenter beaucoup chez lui. Zola lui-même, aau fur et à mesure qu'il établissait sa réputation,devenait féroce et semblait me recevoir par complaisance; si bien que je me dégoûtais de le voir, et je fus de longues années sans le rechercher. Un beau jour, je reçus "l'Oeuvre". Ce fut un coup pour moi. En définitive, c'est un fort mauvais livre et complètement faux.(..)
Après la parution et la réception du livre, Cézanne écrivit une lettre froide de rupture à son ancien ami.
Choquée par cette lettre celle qui eut Cézanne et Alexis pour témoin à son mariage avec Zola, décrocha tous les tableaux de Cézanne et les porta dans son grenier à Médan. Était-ce sur les recommandations d'Emile Zola ?
L’intérêt autobiographique est lié à l'intérêt : psychologique
“L’oeuvre“ est le roman le plus autobiographique de Zola qui s’y est peint surtout à travers Sandoz, mais aussi à travers Claude.
Zola fit de Sandoz un parfait ami qui soutient constamment Claude et qui reçoit le jeudi ses amis artistes comme lui-même le faisait dans sa propriété de Médan. Ses déménagements successifs montrent son ascension sociale et son embourgeoisement. D’abord, en juillet 1862, dans son petit logement du quatrième rue d'Enfer qui se composait d'une salle à manger, d'une chambre à coucher et d'une étroite cuisine, il reçut Claude, Mahoudeau, Fagerolles, Gagnière, Jory, Dubuche. Puis, en novembre 1866, aux Batignolles, rue Nollet, dans un petit pavillon égayé déjà d'un commencement de bien-être et de luxe, il y avait, avec sa femme, Henriette, Claude, Jory, Gagnière, Mahoudeau, Dubuche, Fagerolles. Enfin, en novembre 1876, dans son appartement de la rue de Londres où ils ont de vieux meubles, de vieilles tapisseries, des bibelots, des lampes de vieux Delft, signes de son embourgeoisement après les premiers succès littéraires, où il reçoit en jaquette, tandis qu’Henriette porte une robe de satin noire, sont présents Claude et Christine, Jory et Mathilde, Mahoudeau, Gagnière ; Fagerolles s’est excusé ; Dubuche est absent (à cause de la maladie de sa fille) : on constate la présence des femmes, le lâchage de certains. Le menu ne montre aucun raffinement, mais Zola lui a donné son goût pour la bonne chère. L’atmosphère est à la gaieté, à la fraternité, à l’enthousiasme, aux espoirs. Ils sont heureux d’être amis, de vivre de la même idée, de marcher au feu ensemble. Cependant, Claude sent quelque chose se rompre, éprouve un malaise : «Il les sentait changés [...] Aujourd'hui la bataille commençait ; la fissure était là, la fente à peine visible qui avait fêlé les vieilles amitiés jurées.» Puis, sous les coups de l'évolution différente de chacun, des réussites et des échecs, des rivalités, des jalousies, des trahisons, du heurt entre le réalisme et l'idéal, c’est la débandade : «C'était le sauve-qui-peut, les derniers liens qui se rompaient dans la stupeur de se voir tout d'un coup étrangers, la vie les avait débandés [...] Ah ! la bande lamentable, quel bilan à pleurer après cette banqueroute du coeur.»
Par contraste avec Sandoz, Claude est un artiste à la personnalité fragile, aux tempéraments exacerbés. C’est qu’il est le fils de Gervaise et de Lantier, les alcooliques qu’on voit dans “L'assommoir”, le frère d'Étienne qu’on voit dans “Germinal” et de Jacques, l'assassin qu’on voit dans “La bête humaine”, le demi-frère de Nana, la prostituée. Fils de Gervaise, il « gardait seulement au coeur la plaie secrète de la déchéance de sa mère que des hommes mangeaient ou poussaient au ruisseau. » Il est marqué par son hérédité sur laquelle Zola insiste lourdement pour expliquer son comportement qui fait de lui un génie névrosé : « Il s'affolait davantage en s'irritant de cet inconnu héréditaire qui parfois lui rendait la création heureuse et parfois l'abêtissait de stérilité.» - « Sans doute il souffrait dans sa chair, ravagé par cette lésion trop forte du génie, trois grammes en plus ou trois grammes en moins, comme il disait, lorsqu'il accusait ses parents de l'avoir si drôlement bâti. » - «Le déséquilibre des nerfs dont il souffrait, le détraquement héréditaire qui pour quelques grammes de substance en plus ou en moins, au lieu de faire un grand homme allait faire un fou.» Du fait de cette hérédité, son fils Jacques sera hydrocéphale.
Son tempérament est sans cesse écartelé entre le spleen et l'idéal. Sa sensibilité est exacerbée : « De cette fièvre chaude, il était tombé dans un abominable désespoir, une semaine d'impuissance et de doute, toute une semaine de torture.... » Il connaît des accès de violence, lacère des toiles : « Quand la toile lui revint, il prit un couteau et la fendit » - « Le poing avait tapé en plein dans la gorge de l'autre, un trou béant se creusait là. Enfin, elle était donc tuée ! »
Il est un artiste et, selon Zola, l'artiste constitue un être à part au même titre que le prêtre, la prostituée et l'assassin. Il est le vrai artiste pour qui l'art est une religion à laquelle il a tout sacrifié : « Quand il s'agit de cette sacrée peinture, j'égorgerais père et mère. » Perfectionniste, sa recherche du chef-d'oeuvre l'empêche de terminer ses toiles : « Il ne savait pas finir ; son impuissance recommença. » La mort de son enfant lui fournit le sujet de son tableau, ‘’L'enfant mort’’, qui traduit son désespoir, son obsession de la mort. Le rétrécissement du cadre révèle son impression d'étouffer.
Il ne voit dans ses modèles que la représentation de la Beauté ; si, pour les besoins de son art, il fréquente des modèles aux moeurs assez libres (Irma Bécot), dans la vie privée, il est très chaste et timide avec les femmes. Cependant, s’il est reconnu par ses pairs, il demeure incompris du public auquel il lance : « Ris donc, ris donc grande bête jusqu'à ce que tu tombes à nos genoux. » et lui-même puisqu’il a déclaré : «Avec Claude, je veux peindre la lutte de l'artiste contre la nature, l'effort de la création dans l'oeuvre d'art, effort de sang et de larmes pour donner sa chair, faire de la vie. En un mot, j'y montrerai ma vie intime de production, ce perpétuel accouchement si douloureux...» Il est «le précurseur qui sème l'idée sans récolter la gloire.» Sandoz essaie de le réconforter : «Regarde, tu devrais être fier, car c'est toi le véritable triomphateur du salon cette année. Il n'y a pas que Fagerolles qui te pille, tous maintenant t'imitent, tu les as révolutionnés depuis ton “Plein air” dont ils ont tant ri....Regarde ! en voilà encore un de Plein air, en voilà un autre, et ici et là-bas, tous, tous !... l'art de demain sera le tien, tu les as tous faits. » Mais Claude rétorque : « Qu'est-ce que ça me fout de les avoir faits, si je ne me suis pas fait moi-même. »
Est-il un génie ou un fou? À cause de son tempérament, ses amis qui, au début le considéraient comme leur maître, finissent par le lâcher, le considérant « un fou qui s'entêtait depuis quinze ans, un orgueilleux qui posait pour le génie, un raté, un impuissant, un incapable, un grand toqué ridicule qu'on enfermera un de ces quatre matins. » Sa peinture traduit son drame personnel. Sa première toile, ‘’Plein air’’, est une grande toile qui traduit son enthousiasme, son appétit de vivre. Il devient ainsi le novateur génial de l'école de ‘’Plein air’’. Il se livre à des recherches sur les couleurs, sur la lumière.
Quinze ans plus tard, copié par Fagerolles dont le tableau est applaudi par le public, il connaît le « tourment du précurseur qui sème l'idée sans récolter la gloire ». Doué d’une lucidité prémonitoire : « Je préfère peindre et en mourir. » - « Oui, ce devait être cela le détraquement héréditaire qui au lieu de faire un grand homme allait faire un fou. », il va de la folie au suicide.
Son échec est double : à la fois sur le plan artistique et dans sa vie privée. L’artiste « ne savait pas finir », souffrait d’une « impuissance » chronique, son perfectionnisme l'empêchant de se satisfaire : il vise à chaque fois la perfection du chef-d'oeuvre jusqu'au moment où, dans un accès de colère et de découragement, il se met à lacérer sa toile. Son échec se lit aussi dans la déchéance matérielle, l'existence misérable dans son atelier de la butte Montmartre, son impossibilité à communiquer y compris avec Christine et le suicide final : « Claude s'était pendu à la grande échelle, en face de son oeuvre manquée [...] la Femme rayonnait avec son éclat symbolique d'idole, la peinture triomphait, seule immortelle et debout. »
Christine est « la sensuelle pudique, si ardente à l’amour, les lèvres gonflées de cris, et si discrète ensuite, si muette sur ces choses, ne voulant pas en causer, détournant la tête avec des sourires confus. Mais le désir l’exaltait, c’était un outrage que cette abstinence. » (page 346). Mais elle accepte de poser nue pour Claude qui est désespéré de ne pouvoir terminer la femme de son tableau. C’est qu’elle l’aime jusqu’à se sacrifier. Mais, si elle garde longtemps une gentillesse complaisante, une résignation un peu falote, à la fin, elle laisse éclater son exaspération, se rebelle.
On peut considérer comme un personnage le tableau, avec lequel l’artiste est uni comme avec une femme (et qui rend jalouse Christine), qui le fait souffrir, car il voudrait atteindre la perfection, qui le domine jusqu'à le pousser au suicide.
L'intérêt du roman est artistique - documentaire
Le roman offre un tableau de Paris où l'action se déroule essentiellement. Claude (comme de nombreux peintres impressionnistes et comme Zola) est «un artiste flâneur amoureux de Paris». Les paysages urbains privilégiés et de nombreuses fois décrits dans le roman sont les quais de la Seine, l'île de la Cité, l'île Saint-Louis et la butte Montmartre.
Le chapitre II évoque l'enfance et la jeunesse de Pierre Sandoz, de Claude Lantier et de Dubuche, les trois amis inséparables, qui s’est passée en Provence, à Plassans. C’est en réalité Aix- en-Provence.
‘’L'œuvre’’ est surtout une enquête sur le monde des arts. Zola consacrant chaque tome des ‘’Rougon-Macquart’’ à l'étude d'un milieu consacra celui-ci au milieu artistique entre 1860 et 1880. Pour ce faire, il s'est servi de ses souvenirs personnels parce qu'il a été à la fois l'acteur et le témoin privilégié de cette révolution artistique, mais il a aussi réuni dans ses carnets d'enquête une documentation abondante, surtout sur les techniques de la peinture et de la sculpture.
Il s’intéressa au travail de l'artiste. À plusieurs reprises, il décrit Claude au travail dans son atelier ou sur le motif. Zola a l'expérience des séances de pose, car il a servi de modèle à ses amis peintres (voir son portrait par Manet).
Il est allé en repérage sur les lieux privilégiés par les peintres de cette époque : les bords de Seine à Bennecourt (auxquels Cézanne, Daubigny, Monet, ont consacré plusieurs toiles), Paris, l'île Saint-Louis, les quais de la Seine, la butte Montmartre (voir les nombreuses descriptions de Paris qui sont autant de tableaux impressionnistes).
Il décrivit les Salons qui, chaque année, constituent le temps fort de la saison artistique. Zola leur a consacré deux chapitres, le chapitre V qui est consacré au Salon des Refusés créé par les peintres contestataires non admis au Salon officiel décrit au chapitre X. Il y excella à saisir les ambiances, les réactions négatives ou enthousiastes du public, à traduire les tendances nouvelles, à mesurer l'évolution des mentalités.
Au Salon des Refusés de 1863, est accroché le tableau ‘’Plein air’’ : «C'était comme une fenêtre brusquement ouverte dans la vieille cuisine au bitume, dans les jus recuits de la tradition, et le soleil entrait et les murs riaient de cette matinée de printemps ! La note claire de son tableau, ce bleuissement dont on se moquait, éclatait parmi les autres. N'était-ce pas l'aube attendue, un jour nouveau qui se levait pour l'art?»
En 1876, au Salon officiel, Fagerolles présente avec succès ‘’Un déjeuner’’, qui est simple plagiat du tableau de Claude. Les mêmes qui avaient hué celui-ci saluent avec enthousiasme le tableau de Fagerolles : «Deux grosses dames, la bouche ouverte bâillaient d'aise [...] Il y avait des émerveillements béats, étonnés, profonds, gais, austères, des sourires inconscients, des airs mourants de tête. Alors Claude s'oublia, stupide devant ce triomphe.»
Le monde des artistes est divisé sur la conception de l'art par une véritable querelle des Anciens et des Modernes. Les Anciens s'arcboutent sur la tradition, la mythologie à la façon de la Vénus de Cabanel préférée à l'Olympia de Manet. «Des cadres d'or pleins d'ombre se succédaient, des choses gourmées et noires, des nudités d'atelier, toute la défroque classique, l'histoire, le genre, le paysage, trempés ensemble dans le même cambouis de la convention.» Claude et ses amis au contraire veulent révolutionner l'art et l'adapter à leur époque : «Maintenant il faut autre chose [...] il faut peut-être le plein air, une peinture claire et jeune, notre peinture à nous, la peinture que nos yeux d'aujourd'hui doivent faire et regarder.» Ce faisant, ils inventent l'impressionnisme.
De plus, il faut compter avec les rivalités et les jalousies personnelles, les succès parfois immérités des uns, les échecs parfois injustes des autres, les plagiats. Cela donne lieu parfois à des tractations sordides comme lorsque Fagerolles fait admettre Claude au Salon par charité.
Zola fait découvrir aussi le marché de l'art, car c’est à cette époque qu’il devint spéculatif, et le vieux Malgras, amateur éclairé, est évincé par Naudet, le spéculateur qui investit dans l'art non pour l'esthétique, mais pour la plus-value espérée : «Il ne s'agissait plus du vieux jeu, de la redingote crasseuse et du goût si fin du père Malgras. Non, le fameux Naudet [était] un spéculateur, un boursier qui se moquait radicalement de la peinture. Il apportait l'unique flair du succès, il devinait l'artiste à lancer, celui dont le talent menteur allait faire prime sur le marché bourgeois.»
On peut donc se demander si ‘’L’œuvre’’ est un roman à clés, s’il n’y a pas un peintre réel qui se cache sous Claude. Zola a emprunté des traits ou des épisodes isolés à la carrière de plusieurs de ses amis peintres.
Celui auquel on pense d’emblée est Paul Cézanne qui a passé son enfance à Aix-en-Provence avec son ami, Zola. De façon semblable, Claude a passé son enfance à Plassans où il était lié d'amitié avec Sandoz. Comme Cézanne et Zola, Claude connaît des années difficiles à Paris au début de sa carrière. Les premières toiles de Cézanne furent, elles aussi, refusées au Salon. Il n’a été reçu au Salon officiel qu’en 1882. Or Zola a porté des jugements sur l'oeuvre de Cézanne qui se sont faits plus sévères au fil des années. En 1877 : «Les toiles si fortes de ce peintre peuvent faire sourire les bourgeois, elles n'en indiquent pas moins les éléments d'un très grand peintre. Le jour où Paul Cézanne se possédera tout entier, il produira des oeuvres tout à fait supérieures.» En 1880 : «M. Cézanne, un tempérament de grand peintre qui se débat encore dans ses recherches de facture.» En 1896 : il distingua «les parties géniales d'un grand peintre avorté». Aussi Cézanne, à la lecture de “L'oeuvre”, s'est-il reconnu dans le personnage de Claude et n'a-t-il pas apprécié d'être décrit comme un génie avorté, un peintre impuissant. La publication du livre a terni une amitié de quarante ans entre Zola et Cézanne.
Mais le tableau “Plein air” de Claude dont voici la description : «C'était une toile de cinq mètres sur trois... dans un trou de forêt, aux murs épais de verdure, tombait une ondée de soleil ; seule, à gauche, une allée sombre s'enfonçait avec une tache de lumière, très loin. Là sur l'herbe, au milieu des végétations de juin, une femme nue était couchée, un bras sous la tête, enflant la gorge ; et elle souriait, sans regard, les paupières closes, dans la pluie d'or qui la baignait. Au fond, deux autres petites femmes, une brune, une blonde, également nues luttaient en riant, détachaient, parmi les verts des feuilles, deux adorables notes de chair. Et, comme au premier plan, le peintre avait eu besoin d'une opposition noire, il s'était bonnement satisfait, en y asseyant un monsieur, vêtu d'un simple veston de velours...» (page 33) fait songer à celui d’Édouard Manet, “Le déjeuner sur l'herbe” qui fut montré au Salon des Refusés de 1863, et fit un scandale à celui que provoque la toile de Claude. Pour l’évocation qu’il en fait, Zola s’est servi de ses propres souvenirs, ayant probablement visité le Salon des Refusés en compagnie de Cézanne : «On ne comprenait pas, on trouvait cela insensé... voilà la dame a trop chaud, tandis que le monsieur a mis sa veste de velours de peur d'un rhume... les chairs sont bleues, les arbres sont bleus, pour sûr qu'il l'a passé au bleu, son tableau ! Ceux qui ne riaient pas entraient en fureur : ce bleuissement, cette notation nouvelle de la lumière semblaient une insulte [...] “Plein air”, ce fut autour de lui une reprise formidable des cris, des huées... plein air, oh ! oui plein air, le ventre à l'air, tout en l'air, tra la laire ! Cela tournait au scandale [...] la foule grossissant exprimant toute la somme d'âneries, de réflexions saugrenues, de ricanements stupides et mauvais que la vue d'une oeuvre originale peut tirer à l'imbécillité bourgeoise.» (pages127-128). Si Zola l’amplifia dans de grandes proportions en accentuant le burlesque, il ne trahit pas la réalité de l’accueil qui fut fait au ‘’Déjeuner sur l’herbe’’. Le premier motif du tollé fut ces femmes nues auprès d’hommes en jaquettes. On raconte que l’impératrice, en passant devant le tableau, détourna les yeux. On ne tolérait les nymphes dévêtues en peinture que dans les toiles à sujets mythologiques ou allégoriques. Ici, la jaquette, la cravate, la canne et les chaussures de marche des compagnons de ces deux charmantes créatures dissipaient toute équivoque sur la liberté de moeurs qui présidait aux divertissements du quatuor. La facture n’était pas moins audacieuse. Sur une construction classique, se détachait un rendu authentique des chairs, mates, légèrement bronzées comme dans la réalité ; et, surtout, des notes éclatantes de couleurs : les bleus lumineux, les indigos, les jaunes clairs, l’association des noirs et des gris détachés à l’emporte-pièce pour valoir l’un par l’autre, dans la transparence verte de la lumière verte des feuilles, sans rien qui en atténuât la complexe harmonie. La peinture moderne naissait de cette désinvolture.
Les tableaux de Manet et de quelques autres ont encore suscité, aux Salons de 1865 et de 1866, que Zola a également vus et commentés, les mêmes réactions qu’en 1863. Les comptes rendus satiriques et les caricatures de la petite presse exprimaient eux aussi, à leur manière, l’incompréhension du public, avec des plaisanteries identiques à celles que suscite ici “Plein air”.
Zola a dit de Manet, qui a fait son portrait et l'illustration de “Nana”, qu’il était «le coeur le plus net, celui qui a montré la personnalité la plus fine et la plus originale.»
Le romancier s’est inspiré aussi de Claude Monet qui, comme Claude Lantier, fit des recherches sur les variations de la lumière, peignant des séries : “La cathédrale de Rouen”, “Les meules” et, plus tard, “Les nymphéas”, qui souffrit et persista dans un labeur forcené. La dernière toile de Claude peut faire penser aux “Déchargeurs de charbon” de Monet. Ont apporté d’autres éléments d’autres peintres de l’école d'Argenteuil : Pissaro (pour Zola, «un des trois ou quatre peintres de ce temps»), Fantin-Latour (Zola est présent dans sa toile “Un atelier aux Batignolles”), Bazille, mais aussi Jonkind, Renoir, Gustave Moreau (qui aurait inspiré, dans la dernière toile symboliste de Claude, «la troisième [femme], toute nue, à la proue, d'une nudité si éclatante qu'elle rayonnait comme un soleil.»)
Ces éléments, Zola les a concentrés artificiellement pour créer une destinée définie depuis longtemps comme tragique, en conformité avec l’intention générale de la série des ‘’Rougon-Macquart’’. Ainsi, Claude est un personnage composite inspiré par des peintres réels, mais qui demeure un personnage de fiction.
Avec Claude, Zola fit le portrait d'un de ces artistes maudits dont les exemples sont nombreux (Baudelaire, Nerval, Verlaine, Van Gogh) et dont le talent n'a été reconnu qu'après leur mort.
Le roman suit aussi l’évolution du romancier Pierre Sandoz, meilleur ami de Claude Lantier. Elle est directement calquée sur celle même de Zola. Il lui prêta ses traits, sa vie et ses idées. D'après le portrait de Zola à vingt-deux ans peint par Cézanne, et la description physique de Sandoz : «un garçon de vingt-deux ans très brun à la tête ronde et volontaire, au nez carré, aux yeux doux dans un masque énergique, entouré d'un collier de barbe naissante», on remarque une grande ressemblance physique entre eux.
De plus, leur vie sont pratiquement semblables. Ils sont tous deux originaires de Provence, Zola vient exactement d’Aix-en-Provence, alors que Sandoz vient de Plassans (ville imaginaire que Zola situe en Provence et qui ressemble beaucoup à Aix). Ils partagent des souvenirs d'enfance, de leur fièvre de littérature et d'art, de leur romantisme d’alors : «Et nos tendresses, en ce temps-là, étaient avant tout les poètes [...] nous avions des livres dans nos poches [...] Victor Hugo régna sur nous [...] un de nous apporta un volume de Musset.» - «Sandoz avait toujours dans sa poche le livre d'un poète.» Leur père est décédé dans leur jeunesse (Sandoz fut le fils d'un réfugié espagnol qui était à la tête d'une papeterie), laissant leur pauvre mère dans une situation financière très difficile : «Le père de Sandoz [...] était mort [...] laissant à sa veuve une situation si compliquée.» La vie fut difficile avec sa mère à Paris où il fut employé à la mairie du Ve arrondissement mère souffrit d'une paralysie lente : «La mère de Sandoz [...] souffrant d'une paralysie lente», puis ne pouvant subvenir à leurs besoins, ils sont, avec leur mère, montés à Paris afin d’y trouver du travail : «Elle s'était réfugiée avec son fils, qui la soutenait d'un maigre emploi», ce que fit également Zola. Ensuite, Sandoz démissionna de son maigre emploi pour entrer dans le journalisme, tout comme Zola : «Il s'était lancé dans le journalisme. Il y gagnait plus largement sa vie [...] Le journalisme n'est qu'un terrain de combat.» (chapitre VI). À la suite de cette augmentation de salaire, Zola quitta la rive gauche, comme Sandoz : «Il venait d'installer sa mère dans une petite maison des Batignolles». La description de la maison de Sandoz est celle, très exacte, de son petit pavillon rue de la Condamine. Il donna au chien de Sandoz le nom de son propre chien qu'il eut en 1870 : Bertrand. La mère de Zola mourut en octobre 1880, et celle de Sandoz en 1875 à l'automne également. Puis il entra dans la carrière littéraire, mettant la même ardeur au travail que Zola dont la devise était «Nulla dies sine linea» («Pas un jour sans une ligne»). La dernière phrase du roman, prononcée par Sandoz, est «Allons travailler.» Il a, comme Zola, la volonté de renouveler la littérature : «Lui aussi se désespérait d'être né au confluent de Balzac et de Hugo». Zola fit même de Sandoz le porte-parole de son naturalisme : lui-même percevait la vie comme «un mécanisme et une somme d'énergies, tandis que la matière s'emplit d'un souffle vital. Le résultat est un panthéisme général fondé sur une prise en considération des forces de la vie et du mouvement», son personnage l'exprime ainsi : «Ah, que ce serait beau, si l'on donnait son existence entière à une oeuvre, où l'on tâcherait de mettre les choses, les bêtes, les hommes, l'arche immense [...] bien sûr, c'est à la science que doivent s'adresser les romanciers, elle est l'unique source possible.» Son projet de romancier est celui même de Zola : «Ah ! que ce serait beau si l'on donnait son existence entière à son oeuvre, où l'on tâcherait de mettre les choses, les bêtes, les hommes, l'arche immense [...] le grand tout, sans haut ni bas, ni sale, ni propre. Bien sûr, c'est à la science que doivent s'adresser les romanciers et les poètes.» Il veut «étudier l'homme tel qu'il est non plus le pantin métaphysique, mais l'homme physiologique déterminé par le milieu. Il affirme : «La philosophie n'y est plus, la science n'y est plus, nous sommes des positivistes, des évolutionnistes.» Son oeuvre sera, elle aussi, une saga en plusieurs romans : «Je vais prendre une famille, et j'en étudierai les membres, un à un, d'où ils viennent, où ils vont [...] D'autre part, je mettrai mes bonshommes dans une période historique déterminée ce qui me donnera le milieu et les circonstances [...] une série de bouquins, quinze, vingt bouquins...» (chapitre VI), ce qui définit évidemment ‘’Les Rougon-Macquart’’. Et, de même que, pour chacun de ses ouvrages, Zola se livra à une enquête préparatoire, «Sandoz avait des notes à chercher pour son roman». Comme Zola, il ne craint pas «les audaces de langage», a la conviction que «tout doit se dire, qu'il y a des mots abominables comme des fers rouges, qu'une langue s'est enrichie de ces bains de force et surtout l'acte sexuel. Qu'on se fâchât, il l'admettait aisément, mais il aurait voulu qu'on lui fît l'honneur de comprendre et de se fâcher pour ses audaces non pour les saletés imbéciles qu'on lui prêtait.» Il connut bien des inquiétudes : «Si tu savais ! si je te disais dans quels désespoirs, au milieu de quels tourments ! moi que l'imperfection de mon oeuvre poursuit jusque dans le sommeil ! moi qui ne relis jamais mes pages de la veille de crainte de les trouver si exécrables que je ne puisse trouver ensuite la force de travailler.» (chapitre VII) - «Eh bien moi, je m'accouche avec les fers [...] mon Dieu, que d'heures terribles dès le jour où je commence un roman ! [...] le travail a pris mon existence, peu à peu il m'a volé ma mère, ma femme, tout ce que j'aime....» (chapitre IX). La publication de son premier roman fut l’occasion d’«un égorgement, un massacre, toute la critique hurlant à ses trousses...» (chapitre VII). Mais une des théories de Zola était que les créateurs rencontrent au début de leur carrière une forte résistance ; il prétendait que c'était une règle absolue, sans exception ; Sandoz la formule ainsi : «L’'insulte est saine, c'est une mâle école que l'impopularité, rien ne vaut, pour vous entretenir en souplesse et en force, la huée des imbéciles.» Mais vinrent enfin les succès : «L'écrivain venait de publier un nouveau roman [...] il se faisait enfin autour de ce dernier, cette rumeur du succès qui consacre un homme...» (chapitre XI).
La ressemblance de Zola et de Sandoz tient aussi à la présence dans “L’oeuvre” de deux personnages qui représentent des amis d’enfance : Claude Lantier, qui rappelle Paul Cézanne, et Dubuche, qui rappelle Baille. Après l'échec de “Plein air”, Claude «s'enfuit» à Bennecourt, localité sur les bords de la Seine, facilement accessible en chemin de fer, où Zola fit lui-même plusieurs séjours en 1866 avec Cézanne, où il loua une maison et où il revint tous les ans jusqu’en 1871 (et où il retourna peut-être pour la préparation de ‘’L’œuvre’’) et qui est proche d'Argenteuil, de Vernon, de Giverny, lieux fréquentés par de nombreux peintres impressionnistes en particulier de Claude Monet.
Zola avait bien prévu mettre dans “L'oeuvre” : «Ma jeunesse au collège et dans les champs. Baille, Cézanne. Tous les souvenirs de collège : camarades, professeurs, quarantaine, amitiés à trois. Dehors, chasses, baignades, promenades, lectures, familles des amis. À Paris, nouveaux amis. Arrivée de Baille et de Cézanne. Nos réunions du jeudi. Paris à conquérir, promenades. Les musées.»
L’œuvre a également un intérêt littéraire et philosophique
Le roman est marqué par de magnifiques descriptions où Zola lui-même se fait peintre. Se détachent en particulier la beauté et la puissance des pages (100-105) qui sont consacrées à la description de Paris : «Notre-Dame, colossale et accroupie entre ses arcs-boutants, pareils à des pattes au repos, dominée par la double tête de ses tours, au-dessus de sa longue échine de monstre» (page 101)
Le roman est une apologie du travail dont la vertu est affirmée dans la dernière parole du roman, prononcée par Sandoz après l'enterrement de Claude : «Allons travailler».
Le roman s’interroge sur la création artistique qui est vue comme une mystérieuse alchimie entre la vie et l'imagination. Pour Zola est véritablement artiste celui qui renouvelle notre regard sur le monde. Il a avec son oeuvre des relations véritablement charnelles.
L’oeuvre d'art, couronnée par le chef-d'oeuvre, symbolise une certaine victoire de l'être humain sur le temps et la mort. Si l'artiste est mortel, l'oeuvre est immortelle.
Mais est montré le danger du rêve : il coupe de la réalité ; il ne peut que conduire à la désillusion, voire à la mort, ceux qui s'y laissent aller, comme Claude Lantier, qui préfère à sa femme bien réelle la figure du tableau qu’il peint.
Et ‘’L'œuvre’’, roman de l'échec, impose une vision pessimiste. Certes, Sandoz réussit, mais il a sacrifié sa vie pour «accoucher son oeuvre avec les fers» ; Fagerolles obtient la célébrité, mais il a trahi l'idéal de sa jeunesse ; Dubuche a le courage et la lucidité d'avouer : «J’ai raté ma vie» comme l’ont fait Mahoudeau, Chaine et, surtout Claude.
Lecture de L’œuvre à travers quelques tableaux
Il paraît évident que Zola s'est inspiré de quelques tableaux réels pour reconstituer les batailles et les recherches de la génération impressionniste. L'objectif est de confronter quelques pages de Zola à quelques tableaux du musée d'Orsay. Commencer la projection par Un atelier aux Batignolles de Fantin-Latour. Zola y est représenté aux côtés entre autres de Manet et de Renoir et l'Atelier de l'artiste de Bazille, toile dans laquelle Zola est présent. Cela confirme les nombreuses amitiés de Zola dans le monde de la peinture ; par ailleurs, Zola a souvent posé pour Manet ou Cézanne. Un excellent commentaire sur les goûts de Zola en peinture, ses activités de critique d'art accompagnent le tableau de Fantin Latour. Continuer la visite virtuelle par Le Déjeuner sur l'herbe de Manet. Confronter le tableau à la description de la grande toile Plein Air de Claude. Le commentaire insiste sur la révolution artistique et le scandale créés par cette toile emblématique d'une nouvelle façon de peindre. L'écho de cette "bataille" autour de Plein Air se retrouve dans les pages de Zola consacrées au Salon des Refusés. Le récit du cédérom d'Orsay fait le point sur l'histoire de la peinture : le Salon officiel, le Salon des Refusés à partir de 1863, les salons impressionnistes à partir de 1874, le Salon des Indépendants, puis les expositions réservées à un seul artiste à la fin de leur vie comme Monet et Cézanne. La modernité de la "nouvelle peinture" apparaît de façon flagrante dans la confrontation de deux tableaux exposés la même année. La Vénus de Cabanel représente la tradition académique et mythologique et obtint un grand succès au salon officiel de 1864. Elle fut acquise par l'empereur Napoléon III. En revanche, L'Olympia de Manet déclencha les quolibets et heurta les partisans de la morale traditionnelle. Pour illustrer, la période de Claude à Bennecourt, des tableaux comme La Pie de Manet ou La Seine à Argenteuil, traduisent la nouvelle vision de la nature des peintres du Plein Air.Un récit accompagnant le tableau de Manet montre l'évolution du traitement du paysage par les peintres de l'école de Barbizon puis les impressionnistes. L'impressionnisme privilégie l'étude de la lumière et de ses reflets dans l'eau. Le tableau de Van Gogh Nuit étoilée sur le Rhône (même s'il est postérieur à la publication de l'Oeuvre) reprend ces jeux de la lumière et de l'eau souvent traités par ses maîtres impressionnistes.
Claude comme la plupart des peintres de cette époque revendique la modernité, les nouveaux sujets inspirés par le chemin de fer comme La Gare Saint Lazare de Monet. Par ailleurs, à l'exemple des écrivains naturalistes, les peintres s'intéressent aux "basses classes", aux gens modestes comme Les Raboteurs de parquet de Caillebotte. Ce qui caractérise cette époque, c'est la constante recherche picturale par exemple autour des variations de la lumière sur le même paysage. Cela nous adonné les séries de Monet sur les "Cathédrales de Rouen". On retrouve les mêmes préoccupations chez Claude dans son observation de l'île de la Cité à différentes périodes de l'année, à différentes heures de la journée.
(Source: )